10 ANS DÉJÀ…

Cowboy Bebop (カウボーイビバップ), produit en 98 par les studios Sunrise, naît de l’esprit de l’équipe déjà responsable, entre autres, de Visions Of Escaflowne, et de la patte de Shin’chiro Watanabe (assistant sur le film Macross Plus et futur réalisateur des séries Samurai Champloo et Afro Samurai).

J’ai découvert la série en 99, comme beaucoup, sur canal+, et à l’époque je fus immédiatement frappé par la maîtrise de la réalisation, aussi originale que son écriture, ses “character design” et “mecha design”, et sa musique, signée Yokô Kanno.

En 26 épisodes trépidants, structurés, de manière à priori conventionnelle, autour d’une histoire de prime, d’enquête, la série met en scène Spike Spiegel et Jet Black, deux chasseurs de primes blasés qui opèrent à bord du Bebop, un vaisseau spatial au look quelque peu oldscoule. De planète en planète, ils traquent les criminels et malgré leur pugnacité, leurs talents de pilotes ou d’artistes martiaux, ils se ratent immanquablement… même rejoints par Ein, un Welsh Corgi soi-disant supérieurement intelligent, Faye Valentine, une joueuse aussi sexy que vénale et aussi dangereuse que sans-gêne, et Ed, une jeune hackeuse complètement tarée (tazée) à l’allure de garçon manqué. Au fur et à mesure, les liens se nouent entre ces personnages typiques et attachants qui finissent par former malgré eux une famille, chaotique mais solidaire, tandis que l’on découvre peu à peu le passé de chacun, leurs blessures cachées. Action, humour, émotion… Une recette archi-classique mais parfaitement dosée, complètement renouvelée, et menée avec autant de brio que d’inspiration.

Un space opera post-moderne, ou « Space Jazz » comme le nomment les auteurs, qui emprunte à tous les genres – l’esthétique comme la thématique – et à tous les registres, toutes les ambiances et toutes les influences, pour donner un hybride proprement hallucinant qui évolue dans un univers d’une cohérence parfaite, au fil d’une histoire d’une cohésion tout aussi parfaite, qui s’équilibre entre épisodes seuls, loners dans le jargon de la série télé, et épisodes clés, nœuds de l’intrigue principale (“Ballad Of The Fallen Angels”, “Black Dog Serenade”, “My Funny Valentine”, “Jupiter Jazz”, “Speak Like A Child”, “Hard Luck Woman”, “The Real Folk Blues”.)

On passe de l’humour délirant, de la plasticité expressive des personnages, au drame intimiste, au désespoir mélancolique, de l’action tonitruante à l’émotion intense, du réalisme à l’onirisme, du lyrisme au cynisme le plus noir… On est cependant loin de scènes minutées et juxtaposées qui tendraient vers l’artifice. Ici, récit et action donnent à chaque épisode (de 25 minutes) son rythme, sans cesse contrecarré par les issues, fatales ou ironiques, distillant comique ou tragique avec une égale intelligence et une égale sensibilité.

On passe du western au film noir, du fantastique à la comédie, du désert brûlant et sa lumière saturée aux ruelles crasseuses et leurs clairs-obscurs bleutées, des lunes joviennes au vide intersidéral, des cratères d’astéroïdes aux canyons martiens, des guerres des étoiles aux duels au soleil, de la griffe du passé aux syndicats du crime… La série a le don de mêler ces genres entre eux, notamment dans des épisodes atypiques, aux titres évocateurs : “Toys In The Attic”, “Stray Dog Strut”, “Mushroom Samba”, “Pierrot Le Fou”, “Sympathy For The Devil”…

L’analogie avec le Western, présente dans le titre, qui fait allusion aux chasseurs de primes, à qui le système solaire a redonné droits et devoirs, et qui dans l’argot de 2071 se font appeler « cow-boys », ne s’arrête pas à ce clin d’œil. Comme dans le cinéma d’exploitation des 70s (western ou chambara, polar ou pinkku), la forme va de pair avec le fond. La violence et l’érotisme exacerbés – gratuits diront les détracteurs – avec la perte de civilisation et d’humanité. En plus de piocher dans les grands genres, la série fourmille de décors et de personnages familiers sortis de 2001, Blade Runner, Alien, Outland, Moonraker, Star TrekBatman (The Killing Joke), Akira, Cobra, City HunterLady Snowblood, Baby Cart, Le Jeu de la Mort, Shaft ou Superfly ; d’allusions à la poésie japonaise, à la philosophie du jeet kune do, à Ernest Hemingway, à Dizzie Gillespie, à “Babe” Ruth, au manga et à Bruce Lee…

Quant à l’analogie musicale du titre, elle ne renvoie pas simplement au style de jazz en question, avec qui la série partage les préceptes (maîtrise et improvisation) mais annonce aussi la variété et l’importance de la musique, sur laquelle l’action se synchronise et les combats se coordonnent, et sur lesquels le ton de chaque épisode est donné (“Honky Tonk Women”, “Cowboy Funk”). Les titres de chaque « session » et les prénoms, de l’antagoniste Vicious, ou des protagonistes Jet Black et Julia sont autant de clins d’œil musicaux. Dès le générique, qui brasse à lui seul visuellement et musicalement son lot d’influences, on est dans le bain…
L’environnement futuriste est, comme souvent dans la SF de qualité, remarquablement documenté, sans pour autant tomber dans la description fumeuse ou la démonstration pompeuse. Tout est sensoriel, l’animation y est évidemment pour beaucoup, comme dans d’autres Space Adventures vingt ans auparavant, tout est fourmillant de détails et de fantaisie, et l’écriture tend à simplifier – ou occulter – certaines choses. Le principe de « gate » a simplifié le voyage spatial, la série rend cette invention humaine et contemporaine (“Gateway Shuffle”) et donc, imparfaite. En effet, depuis un « incident » qui a détruit en partie la Lune, la Terre est quotidiennement torpillée de météorites lunaires et a, par conséquent, été désertée (“Jamming With Edwards”, “Wild Horses”). Nous découvrons que Vénus, Mars, Ganymède, Callisto, Europe, Titan et même Pluton sont toutes habitées, sur la pertinence des hypothèses actuelles concernant la colonisation spatiale sur les planètes suscitées. Pertinence qui s’annule à cause de l’aspect impossible des moyens nécessaires compte tenue de l’époque (2021) vis-à-vis desdites hypothèses, à l’image de Pluton, dont la colonisation est peu probable (pas même envisageable) ; mais aussi à cause de la trivialité du mode de vie des colons et la bizarrerie des styles vestimentaires et architecturaux.

Si certains astéroïdes exploités pour des raisons diverses abritent de façon précaire quelques marginaux (“Asteroid Blues”, “Bohemian Rhapsody”), Vénus est rendue habitable grâce à des bases flottantes, desquelles poussent des plantes qui ont permis l’établissement de villes au sol. Or, si les nuages d’acide ne posent visiblement pas (plus?) de problèmes, l’hélium cause des changements vocaux, les spores des plantes provoquent chez certains « le mal de Vénus », bien que les « pluies » de ces spores soient d’un onirisme hallucinant (“Waltz For Venus”). Mars est partiellement terraformé au sol, dans de grands cratères, où une atmosphère artificielle permet la vie dans des métropoles en surface idylliques, mais qui cachent les bastions du crime organisé ainsi que les bas-fonds de la société future (“Boogie Woogie Feng Shui”). Ganymède est une planète couverte d’océans et baigne dans la nostalgie (“Ganymede Elegy”) et Callisto est une lune morne à l’atmosphère glacée (“Jupiter Jazz”), Io est une planète volcanique mortelle, Europe est une sphère criminelle, Pluton, une prison, Titan, un désert (“Knocking Out On Heaven’s Door”, le film).

Or dans ce « désert » sur lequel, pour la petite histoire, on a récemment découvert un cycle du méthane analogue à notre cycle de l’eau, où n’importe quel humain devrait se munir d’un équipement insensé pour survivre, nos colons ne sont habillés qu’en berbères, et fument, par-dessus le marché. Sur Callisto, résister au froid d’une planète un poil loin du Soleil ne demande qu’une simple doudoune rose, éviter le rhume est cependant impossible pour quelqu’un se baladant en petite tenue. Si le kitsch du style vestimentaire  peut renvoyer à une conception assez sensée de la mode – et à la grande tradition du manga, impossible d’ailleurs de ne pas penser à l’épisode des créatures des glaces du Cobra de Terasawa Buichi et son univers seventies, son héros en justaucorps et rouflaquettes, et ses femmes en bikini -, il s’adapte au cinéma de n’importe quelle décennie, et ainsi rendre ce patchwork d’inspirations diverses tangible, voire même assez logique. De même, la familiarité ou la banalité de certains lieux (pour l’œil du terrien du 20e siècle) ferait passer la série pour de la SF fauchée, si ce n’était cette impression d’étrangeté quant à la similitude de certains bâtiments, de certaines rues. La ville vénusienne est une réplique d’Istanbul. La métropole martienne est un collage de HongKong, New York, Londres ou Casablanca. L’ouest (très très) lointains de chaque planète forment un catalogue modernisé du western.

Ce mélange déconcertant de réel et d’irréel, de science et d’invention, de vieux et de neuf, est autrement visible dans l’aspect technique astronautique, parfois très réaliste (avionique, impesanteur, pression…), parfois irréalistes (sons et radiations). Subordonner la logique physique au spectaculaire fait partie des codes en vigueur (Star Wars, Star Trek, Battlestar Galactica…), mais l’inverse est vrai. Un exemple, survivre sans combinaison dans l’espace est possible pendant quelques minutes, bien que le cinéma tend à prouver le contraire, à travers des morts toutes plus horribles les unes que les autres. La série se pose dans cet entre-deux : dans l’épisode intitulé “Heavy Metal Queen”, Spike, en retenant sa respiration et en bouchant ses oreilles, parvient pour quelques secondes, à tolérer le froid spatial avant de rejoindre un vaisseau. Cette scène laisse évidement perplexe, de par sa folie, mais elle n’a pourtant rien d’irréaliste. L’animation, par définition, rend possible tout ce qui naît de l’imaginaire et met l’accent sur le détail uniquement quand il est d’importance (le mouvement d’un sein, pour accentuer la sensualité d’un personnage ou le tic d’un sourcil pour renforcer la nervosité d’un autre, pour ne citer que ces exemples). Chaque choix est donc rigoureusement pensé, comme le reste, car il s’ancre dans le propos : ce monde du futur n’a pas de sens – pas plus que le notre en fait – et c’est un monde brutal et cruel. Rien n’a changé. Les terroristes, les psychopathes, côtoient les innocents et les justiciers. La plupart des ‘primes’ ont souvent des circonstances atténuantes, qu’ils agissent pour une raison ou un idéal. Mais tous sont les victimes d’un système, ou comme nos héros, des victimes de la vie, et tous cherchent leur place.

Jet est hanté par un passé où son boulot de flic lui a coûté un bras et une relation amoureuse. Décidé à se libérer de son passé – personnifiés par son ex et son ancien coéquipier – il est sans doute le seul, à son corps défendant, à trouver dans son rôle de patriarche une consolation, mais aussi un foyer le distrayant de son job de chasseur de prime. Faye est brisée par son amnésie. La chance lui a distribué les mauvaises cartes (ironie du sort) car en plus des dettes qui l’ont sans doute lancé sur la voie du jeu et alimenté, à défaut d’un compte en banque, son amertume, sa déception amoureuse a façonné sa personnalité et son caractère cynique, qui tient les autres à distance, en dépit de sa plastique. Ed, électron libre du groupe, cache elle-même derrière une douce folie, une apparente décontraction et une inconséquence juvénile le désir de retrouver sa famille. Ein, quant à lui, est juste un chien.

Vicious lui même apparaît comme la Némésis. De fait, il n’est pas différent de n’importe quel méchant. Si le personnage en dévoile finalement peu, clairement, il a plus la densité psychologique d’un Darth Vader que d’un Rastapopoulos. En sa qualité de gangster, il fut longtemps, tout comme Spike, un simple sociopathe armé, il aurait pu donc être un gentil dans n’importe quelle série b. La trahison de Spike et Julia en a fait un psychopathe assoiffé de vengeance et de pouvoir (comme quoi ça tient à peu de choses parfois). Mais ses soifs ne seront pas rassasiées aussi facilement que pour n’importe quel « villain » de bandes dessinées, car au final il se noie dans une certaine lassitude. Car s’il est clair que le spectacle virtuose du combat contre le crime est une catharsis jubilatoire pour nous, pour eux, il est d’une absurdité achevée. Absurdité qui transparaît au travers de certains combats, de certaines situations et à travers les personnages principaux, mais surtout celui de Spike. Si sa nonchalance et sa témérité tiennent au premier abord de la coolitude absolue, ils témoignent plus du détachement total, et de penchants suicidaires. S’il trouve un certain plaisir dans son rôle de « cowboy », il n’y trouve en vérité aucune satisfaction. S’il trouve un certain réconfort auprès de sa famille de substitution, il ne veut pas s’y attacher. Spike est déjà mort une fois, et depuis, mène une vie vide de sens, de raison. Car sa seule raison de vivre est Julia. Obsession amoureuse presque morbide car intimement liée à Vicious et aveuglante car il passe à côté de l’affection de Jet, de Ein, de Ed et surtout de Faye. Spike est en fait le héros romantique ultime. Il pourrait avancer, mais s’obstine dans un comportement inconsidéré, dans une voie sans issue. Toutes ces possibilités sont là, à sa portée, murmurées par la série et les spectateurs. Mais Spike est un « fantôme » comme il le dit lui-même. Chacun, à sa façon, est lui aussi un fantôme. L’impossibilité pour Faye et Spike d’échapper à leur passé s’oppose à l’espoir de Jet et de Ed et Ein (dont le choix canin apparaît déterminant) de vivre, malgré leur solitude, dans le présent. Dans un monde futuriste, où la distance et le temps sont devenus relatifs, l’ironie prend tout son sens, à l’image de l’épisode “Brain Scratch”. Une réflexion sur l’influence du virtuel (du fictionnel), une mise en abîme qui définirait presque l’essence de la série : 23e session, l’épisode témoigne des liens tissés entre les héros (Ed et Jet enquêtent en duo tandis que Spike vole au secours de Faye), avant que ceux-ci ne se dénouent à tout jamais dans les épisodes suivants ; son message semble poser des questions sérieuses et profondes, mais n’est en réalité que la somme des inventions et des divagations d’un subconscient infantile.

La force de Cowboy Bebop, c’est de posséder plusieurs niveaux de lecture, de confronter/juxtaposer un premier degré à un second, un réalisme documenté à une fantaisie débridée, un romantisme lyrique et tragique à son contrechamp fait d’espoir et de raison, et de drôlerie. C’est aussi d’agencer à sa manière ce qui a déjà été vu ailleurs. C’est un collage – au sens propre – moderne d’influences, de références, de styles et d’univers mais où l’inspiration et la citation ne prennent jamais le pas sur la cohérence globale et le processus d’invention. Les créateurs de la série procèdent comme Quentin Tarantino ou George Lucas : ils samplent, et arrangent le tout avec une imagination, une sensibilité et un univers personnels, inédits. Pas étonnant que QT et Watanabe se soient trouvés pour la séquence animée de Kill Bill.

Au final, difficile d’expliquer l’emprunte que la série laisse sur le spectateur. Il espère une prise de conscience des personnages mais se heurte à une machine infernale, prie pour un “happy end” en sachant parfaitement comment l’histoire doit finir. Une désespérance désespérée, ou “dérision dérisoire” comme dirait Alain. Et dans le même temps, un plaisir ludique. L’espace de ses 26 sessions + 1 (le film, incidemment meilleur épisode de la série), la série distille une mélancolie vénéneuse, unique et intense, dont on a du mal à se défaire.

Tout ça pour dire, si vous avez manqué ce joyau, il est encore temps d’y remédier.


a depressing bunch of freaks